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La vie de COLETTE CALAGE

Elle me reçoit dans son studio de Villefranche, qui jouxte la maison de retraite où séjourne son mari, affaibli et nécessitant des soins. Malgré les cheveux blancs, malgré l’appareil auditif, elle a toujours bon pied bon œil, Colette.

Etrangement vive et alerte pour ses 85 ans, elle trotte avec entrain, et ne semble jamais ressentir de fatigue. Ouverte à la discussion, souriante, elle concentre ses souvenirs qui la font remonter si longtemps en arrière, pour exposer ce qu’elle sait de ceux qui l’ont précédée, avant, bien avant qu’elle ne vienne au monde. Son histoire, c’est tout d’abord l’histoire extraordinaire de ses aïeux, ses grands parents partis tenter leur chance au delà de l’océan. C’est surtout l’histoire de son Aveyron natal et du sort de ses habitants, les rustres et courageux fermiers qui ont donné vie à ce petit bout de femme d’un mètre cinquante, si pleine d’énergie, qui se souvient, qui fouille dans les archives de sa mémoire, renoue avec le fil du temps. Pêle-mêle, les oncles, les sœurs les frères, les grands parents, ses filles, tout s’emmêle, et tout se relie.

Je l’arrête de temps en temps, un peu perdue. Patiemment, elle m’aide à démêler la pelote, et l’ordre chronologique de l’histoire de sa famille se ré-agence avec logique. Tout se bouscule dans sa mémoire encore très vive ; tout y est clair et bien rangé, mais son désir de dépeindre ces parcours singuliers la pousse à raconter vite. Sa fille m’a avertie : « elle va vite en toutes choses. Même la sieste, elle la fait vite… »

Le soir venu, elle m’amène passer la nuit dans sa ferme, aujourd’hui inhabitée. Sur un mur de la pièce à vivre, la photo ancienne d’un mariage ou posent une cinquantaine de convives devant la maison familiale. C’est sa famille, toujours présente, encadrée simplement et qui semble veiller sur elle. C’est l’enfance de Colette, c’est le pilier sur lequel sa maison intérieure repose. Cette famille qui donnera une dizaine d’ecclésiastiques, et dont la ferveur transparait dans le parcours de mon hôtesse. Aujourd’hui, à 85 ans, elle est dépositaire d’une histoire familiale riche d’aventures et de destins parfois tragiques.
Elle-même est muette devant ses propres tragédies.
Je connais certains de ses drames.
Elle est plus avare du récit de sa propre vie que de celle de ses ancêtres.
Elle me dira ce qu’elle voudra.
Je l’écoute, je recoupe, je classe, je conclue. Et de fil en aiguille, je reconstitue le puzzle de la vie de personnes authentiques, et je remonte le fil des années pour immortaliser l’histoire de Colette et de sa famille, à cheval sur 3 siècles……

I. DE L’AVEYRON À L’ARGENTINE

« Une terre féconde couvrait toute la superficie de ces champs où le sol fertile se trouvait recouvert d’herbe douce qui en faisait un tapis merveilleux ; un bon nombre de ruisseaux abondants serpentaient en murmurant doucement à travers ces vastes étendues… »

Ainsi parlait Clément Cabanettes, ingénieur de son état, pour décrire le terrain luxuriant qu’il venait d’acheter, en cette terre d’Argentine, et qui lui rappelait tant son Aubrac natal.

Clément ne fait pas parti de la famille de Colette. Mais, indirectement, il a changé la destinée de ses aïeux.

Après une brève carrière militaire, ce jeune Aveyronnais, très instruit pour l’époque, s’était passionné pour les techniques nouvelles qui révolutionnaient cette fin du 19ème siècle. Entreprenant, il avait déjà parcouru l’Argentine pour y installer des lignes téléphoniques, et son jeune esprit curieux ne comptait pas en rester là. C’est lors de ses avancées dans la pampa verdoyante qu’avait muri un projet que le jeune sous-lieutenant n’aurait de cesse de voir se réaliser : natif de Lassouts, en Aveyron, et inspiré par l’armée Argentine qui recrutait des officiers Français pour se parfaire, il allait lui aussi expatrier ses frères Aveyronnais pour qu’ils accèdent à la fortune.

L’Amérique leur tendait les bras.
Cette terre les attendait, productive, accueillante, qu’il décrirait plus tard« noire comme du fumier, fertile, et qui promet un grand rendement. Le lin, le maïs, les pommes de terre y viennent de façon luxuriante, ce qui est de très bon augure pour nous… » En Février 1884, il acheta donc les 27 000 hectares de cette terre agricole encore vierge qui l’avait tant séduit, pour 40 pesos l’unité, dans la région du ruisseau de Pi-Hué, et qui allait donner la ville de Pigué.

Ne manquaient que les habitants !
30 ans auparavant, les tribus indigènes qui peuplaient la pampa avaient été chassées par l’armée Argentine, et cette terre hospitalière attendait d’être repeuplée.

Après quelques péripéties, ils furent environ 160 à répondre à l’appel de l’aventurier. La plupart de ces 40 familles Rouergates avaient connu un revers de fortune qui les décidèrent à tenter l’aventure. Les ravages du Phylloxéra avaient anéantis des dizaines d’années de labeur, et les vignes du pays de l’Olt qui faisaient vivre des milliers de personnes s’étaient vues décimées par la maladie en 1865. Les cépages Aveyronnais avaient pourtant menés la vie dure à ces natifs d’une terre aussi rocailleuse que l’était l’accent du cru. Mais il en fallait plus aux vignerons de l’Estaing pour détruire aussi leur moral de travailleurs acharnés. Un dicton Aveyronnais ne disait-il pas : « Si tu veux que ton héritière travaille durement, tu n’as qu’à la marier avec un homme de l’Estaing » ?

Aussi, ces hommes et ces femmes Aveyronnais, forts de leurs caractères bien trempés ou l’opiniâtreté et la force étaient légions, se décidèrent pour tenter l’aventure. Du reste, l’hebdomadaire d’Espalion, aussi enthousiaste que fier de l’initiative de l’enfant du pays, décrivait Clément Cabanettes et son projet en ces termes bien séduisants: « Nul doute qu’il ne soit pour beaucoup d’entre eux la cause d’une brillante fortune ; et aussi pour beaucoup de neveux à venir le créateur d’une pépinière féconde d’oncles d’Amérique à riche succession… »

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En guise d’oncle d’Amérique, ce sont les grands-parents de Colette qui furent parmi les pionniers de cette courageuse conquête.

Augustin Souly et sa femme étaient ces aïeux téméraires, ces précurseurs qui allaient coloniser ce « petit bout du bout du monde » qu’on leur présentait comme la terre promise.

On recommandait aux jeunes gens de se marier avant le départ. Ainsi, les voir mariés à une famille de la région donnait aux mères l’espoir de les voir revenir un jour. Parallèlement, l’unité familiale était le garant de leur sécurité. La pauvreté et leur aventure commune constituaient le ciment de leur unité.

Car il en fallait, du courage, et de la solidarité, pour s’embarquer vers l’inconnu. La plupart de ces 160 hommes et femmes n’avaient jamais quitté leurs terres ; certains n’avaient même pas poussé jusqu’à Rodez.

Parents, maris et femmes, enfants, prirent donc la mer pour le nouveau monde le 24 Octobre 1884, à bord du Belgrado, au départ de Bordeaux. Ce premier voyage allait durer 38 jours.

Hélas, ces téméraires conquérants devaient connaître d’autres revers. Aussi braves et vaillants, aussi audacieux, hardis et déterminés soient-ils, ils furent néanmoins démunis face aux maladies infantiles qui les touchèrent pendant la traversée.

La petite colonie vit s’éteindre quelques uns de ses héritiers.
Peut-être fallait-il payer un tribut de plus à la vie pour mériter l’Eldorado. Comme si la perte de leurs exploitations n’avait pas suffi, il fallait aussi perdre leurs fils.
La vie prend et reprend sans tenir compte de la douleur des mères.

Augustin Souly était parti avec sa belle-mère, sa femme et leurs 2 filles : Rose avait 3 ans. Adélaïde n’avait que 6 mois. C’est elle qui fut emportée par la maladie. C’est elle qu’ils durent jeter par dessus bord, faute de sépulture. Et ce petit cadavre emporté par la mer hanta à tout jamais l’esprit de sa pauvre maman. Dès lors, plutôt qu’un paradis terrestre, elle n’aurait plus désormais que la vision de son enfant livré à l’océan comme symbole de ce voyage. Le paradis promis lui devint un enfer. Quand ils arrivèrent, elle ne supportait déjà plus ce pays qui fut la cause de son terrible deuil. Elle ne trouva pas la force de rester. Il fallut attendre 6 ans pour qu’enfin, elle put faire le voyage inverse, pour revenir s’établir à tout jamais en terre Aveyronnaise, avec son époux Augustin, et Rose, sa fille survivante.
Elle mourut en 1918 de la pandémie de grippe Espagnole. Elle ne s’était jamais remise de la mort de sa fille, ni de la déchirure du linceul infini sur lequel ils avaient navigués.

Mais les terres brulées donnent, paraît-il, de meilleures récoltes. Ainsi, le malheur des uns fut le terreau propice à l’établissement des autres, qui refusèrent de baisser les bras devant l’impitoyable destinée. A force de travail et de volonté, et malgré les obstacles, Pigué devint une ville prospère, même si ce ne fut pas simple.

A leur arrivée, chacune des 40 familles se vit attribuer 2 km2 de terre, payable un an plus tard, contre un pourcentage reversé à la communauté.

Les familles les plus nombreuses avaient droit à deux parts. Une contribution était aussi demandée pour chaque tête de bétail, et pour chaque récolte. Ce microcosme Aveyronnais s’établit donc tant bien que mal dans la province de Buenos Aires, à quelques 650 km de la capitale, recommençant ainsi leur vie du point zéro.

Rose Souly devait toujours se souvenir de ses 6 jeunes années passées dans cette bourgade naissante. Rose se rappelait avoir gardé les troupeaux, à cheval. Les colons avaient quitté leurs solides maisons de pierre pour s’établir, en Argentine, dans de simples cabanes aux toits de tôle ondulées. « Lorsqu’il pleuvait, se rappelait Rose, j’entendais la pluie ruisseler sur les toits ; je me souviendrai toujours de ce bruit ».

Leur vie, pour être rustique, présentait tout de même certains avantages : ainsi, ils bénéficiaient des dernières avancées technologiques, et ces paysans qui n’avaient jamais connu d’autres outils que bœufs et charrues se servaient désormais de moissonneuses-lieuses ; avantage bien mérité qui, tout de même, facilitait la tâche de ces fermiers menés à rude épreuve. Cependant, les plans de vignes amenés d’Aveyron ne prirent pas. Il fallut s’habituer à d’autres cultures.

Augustin Souly raccompagna sa femme et sa fille Rose, enfin, 6 ans après le drame, et s’en revint quelques temps participer à la conquête de l’ « Aveyron du bout du monde », avant de quitter l’ « Amérique », et s’établir pour toujours sur sa terre natale. Pigué devint une ville florissante, et la petite colonie des débuts compte aujourd’hui près de 14 000 habitants, descendants des courageux paysans du Rouergue. Un siècle plus tard, l’histoire de ces conquérants n’était pas oubliée. En 1984, la petite ville de Pigué organisa pour sa descendance une grande fête ou les familles Aveyronnaises impliquées dans l’aventure étaient conviées. 4 des frères de Colette firent le voyage, pour rendre hommage à leurs grands-parents initiateurs de cette formidable conquête, à leurs compagnons de fortune et d’infortune, et rencontrer leurs « cousins » sud Américains.

Une fois de plus, l’Aveyron jumelait la pampa Argentine, destin croisé de citoyens du monde dont l’histoire avait permis d’essaimer le nouveau continent.

II. LES AÏEUX

Augustin Souly parlerait toute sa vie de son séjour en « Amérique ».

Sa petite-fille Colette n’aimait pas, quand à elle, les sempiternelles litanies Sud-Américaines de son grand-père, qu’elle avait déjà trop entendues. L’évidente nostalgie d’Augustin la soûlait. Sa jeunesse et sa fougue l’incitaient d’avantage à aller de l’avant, plutôt que d’assister au vague à l’âme d’un homme trop tourné vers le passé. Dès qu’un nouvel auditoire se présentait, il ressassait encore le récit de son passé Argentin, ou fourmillaient les anecdotes qu’elle connaissait par cœur. Il avait gardé de son séjour à Pigué l’habitude de boire du maté, sa « petite madelaine de Proust » à lui qui le reliait à ce passé.

Colette ne comprendrait que bien plus tard le besoin de cet homme de raconter encore et toujours sa vie dans la pampa, tant l’aventure vécue avait une teneur extraordinaire.

Né humble, en 1956, sur un terrain pauvre près d’une châtaigneraie, à Ségala (terre de seigle) Augustin Souly, avant de vivre ses aventures lointaines, n’avait jusque là parcouru que les 30 kilomètres qui le séparaient des carrières de chaux. Avec son attelage, ils étaient quelques uns à ramener le précieux minéral qu’ils épandaient sur les terres agricoles. Ces épandages successifs firent de ces terres-là les plus fertiles de la région.

Augustin Souly était tailleur de campagne. Les tissus rugueux avec lesquels il travaillait étaient tissés dans le chanvre solide dont il faisait draps, pantalons et chemises. Passant de ferme en ferme, il vendait ses services à qui en avait besoin. C’est ainsi, dans une de ces fermes, qu’il avait rencontré sa femme.

Sans doute est-ce lui qui suggéra d’être du voyage à Pigué. Il n’en était pas à son premier périple. Très jeune, il avait choisi de partir en Indochine pour y effectuer son service obligatoire, pendant 2 ans. Là bas, il taillait des pantalons pour l’armée, et ses deux années d’expérience lointaine lui avaient donné le goût de l’aventure.
Il avait ramené des tissus précieux, des brocards de soie et autres trésors de tisserands locaux. Mais le bateau qui le reconduisait chez lui fit naufrage, en

Méditerranée. L’équipage d’un navire Allemand vint heureusement à leur secours. Si aucune victime ne fut à déplorer, l’entière cargaison fut néanmoins perdue, et les précieux tissus d’Augustin disparurent au fond des mers.

Cependant, il n’était pas homme à baisser les bras facilement. Il était de ceux qui savent rebondir, toujours.

A leur retour « des Amériques », Augustin acheta donc une petite maison dans le lieu dit « Farrebique ».

« Ferrer la bique ? » « Ferme aux chèvres ? » Nul ne sait aujourd’hui l’origine du mot, les chèvres ne se ferrant pas. Toujours est-il que le nom de ce lieu, aussi énigmatique soit-il, fut néanmoins affiché sur les murs des cinémas de France, mais aussi à l’étranger, contre toute attente !

Et même, curieusement, aussi en Amérique…….

Car il faut croire que la main du destin se plaisait à marquer les lieux de vie d’Augustin d’un sceau indélébile. Là encore, en effet, l’histoire de ce lieu-dit n’allait pas passer inaperçu : en 1945, le réalisateur Français Georges Rouquier filma pendant un an les paysans Aveyronnais du hameau. Leur quotidien, les tâches diverses, leurs interrogations, leur organisation, leur sens du devoir, leur piété, le travail dans les champs - avant qu’ils ne soient équipés de tracteurs - soit la vie rurale de quelques hommes et femmes simples et rustiques, fut ainsi immortalisée par le travail d’un passionné du septième art.
Dans ce document, Georges Rouquier présente ceux qu’il filme avec passion : il les décrit « tendres, généreux, courageux, fiers, violents, gueulards, coléreux, joyeux, drôles, émouvants, rusés, amoureux et touchants ». En 1946, le film obtint le grand prix de la critique internationale au festival de Cannes, et, 2 ans plus tard, le grand prix du film documentaire à la biennale de Venise. Spielberg et Francis Coppola dirent aussi avoir « Farrebique » comme une de leurs références absolues de l’histoire du cinéma !

L’histoire avait voulu qu’indirectement, de simples paysans Aveyronnais rencontrent le destin de personnalités notables.

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Rose grandit à Farrebique.
Elle ne voyait pas grand monde dans ce lieu isolé. La vie était faite du quotidien de la ferme, à aider aux champs et à la maison. Elle allait à l’école à Goutrens. Elle aimait travailler au jardin. Elle était paisible, et de nature joyeuse.

Il n’ y avait pas beaucoup de temps consacré aux loisirs.
Les jeunes gens ne pouvaient se croiser que lors des foires ou des fêtes de village. C’est là que Rose rencontra Lucien Gignac. Il avait 20 ans de plus qu’elle. Né à Saint-Cyprien - entre Decazeville et Conques - agriculteur et soutien de famille, il avait élevé ses 4 frères après que son père, couvreur, mourut en tombant d’un toit.

Colette ne sait pas s’il y eut de l’amour, tout de suite, entre chacun de ses parents. Les mariages d’alors étaient arrangés par les pères.
La ferveur de ces catholiques aidait dans leur choix.
Sur les 4 frères de Lucien, on comptait 3 ecclésiastiques : Victor était prêtre à Morlhon, tandis qu’Honoré et Hypolite furent missionnaires en Chine. Cela aida au choix d’Augustin Souly pour sa fille.

Colette ne sait plus pourquoi son grand père se hâta de marier Rose. Devait-il repartir un temps pour l’Argentine ?

Toujours est-il qu’à l’âge de 16 ans, un matin de Septembre 1902, Rose épousa Lucien Gignac, de 20 ans son ainé. Le vingtième siècle naissait juste, plein de promesses.

Elle était bien jolie, cette jeune mariée, au matin de ses noces. La jupe longue et le chemisier bleu ciel, un châle élégant posé sur ses épaules, la main tenant un gant immaculé, un chapeau posé haut, fleuri et orné de rubans. Elle ne sourit pas au photographe. Elle fixe l’objectif, le regard plein de mystères. Elle tient par le bras son mari depuis quelques instants. Il est robuste, quoique pas très grand. Les 2 semblent avoir la même taille. Lucien fixe l’appareil photo, tenant d’une main ses gants blancs, de l’autre son chapeau. Le costume est sombre, la lavallière claire, la moustache brune et le front dégarni. Il plante son regard droit et sérieux sur l’objectif, plus assuré qu’elle ne semble l’être.

Colette s’interroge : « Connaissait-elle les réalités du mariage ? ». Le visage mal assuré de la jeune femme répond par sa jeunesse.

Mais ces deux-là apprirent à se connaître, et à s’aimer. Qui eut cru que la jeune paysanne serait si prolifique ?

Deux premiers enfants naquirent dans la petite ferme d’Escandolières qu’Augustin leur avait acheté : Rose n’avait pas encore 18 ans quand elle mit au monde Edouard, en Janvier 1904. Deux ans plus tard, une petite fille vint agrandir la famille, prénommée Rose, comme sa mère.

Mais elle n’en était qu’aux balbutiements de sa maternité. En fait, Rose allait passer le tiers de sa vie enceinte ! Car aux 2 ainés, en succédèrent 16 autres !
La petite maison devint vite trop juste pour la famille. Lucien la vendit avant de s’établir dans une plus grande qu’il avait hérité de sa tante, à Saint-Cyprien.

En 1914, ils avaient déjà 6 enfants, tous nés à 18 mois ou deux ans d’intervalle.

Prudence fut la troisième. Elle aussi embrassa une carrière cléricale. Colette ne la connut que peu, car sa grande sœur, cloîtrée, n’était que peu visible aux yeux du monde civil. Elle mourut très jeune de la tuberculose, au fond de son couvent. Rose et Lucien perdirent à la naissance leur quatrième enfant, une petite fille.
Puis vint Eugénie. Et Amélie, qui naquît en avril 1914.

Lucien craignait que ses enfants n’aient d’autres choix que le travail dans la mine, à Decazeville. Il souhaitait pour eux une vie plus confortable, une vie de paysan. Alors, en 1914, il acheta la ferme « Le Berdy ». Augustin les aida, en payant un tiers de la propriété. Ils déménagèrent fin Juin, comme cela se faisait alors, pour la Saint Jean.
Le Berdy avait 8 chambres. Elle devint la maison familiale, tant aimée de Colette.

En 1915, une petite Louise naquit, suivi d’un petit garçon qui ne vécut pas.
Puis, vinrent, dans l’ordre : Victor, Hyppolite, Violette en 1921, Joséphine en 1923, Honoré, Gabriel, Henri, Armand, et Georges. Victor, Hyppolite et Honoré portaient chacun le prénom de leurs oncles ecclésiastiques.

Car les frères de Lucien comptaient beaucoup pour lui. La famille était unie, et solidaire.

Au village de Morlhon ou il était prêtre, Victor, le frère de Lucien, officiait dans une petite église tout en haut d’un coteau. Il eut été tellement plus pratique de bâtir la maison de Dieu au centre du village… La ferveur du prêtre était telle qu’il eut vite fait de convaincre les fidèles de l’aider à déménager la paroisse. En partie aidé par Lucien, qui frappa à toutes les portes pour trouver un financement, le prêtre acheta le terrain, un cheval, une grange, et les 2 frères s’en allèrent en quête de l’aide et de l’approbation du maire et des habitants.
Des hommes de mains se mirent à la tache.
Lucien fournissait le vin aux ouvriers.
« En Aveyron, on donne à boire » remarque Colette…

La construction de la nouvelle église était une aubaine pour les habitants du village. Cela signait la réussite d’une commune en pleine expansion, et chacun voyait cela comme un avantage. Mais la vie est ainsi faite qu’aux bonheurs, succèdent des tragédies :

Pour construire leur église, il fallait du sable, entre autres matériaux. Le vicaire attitré de la paroisse aidait aussi Victor pour bâtir l’édifice. Il s’en était allé avec des ouvriers dans une mine tout près de là. Pour dégager le sable, ils avaient eu l’imprudence de creuser sous une zone d’où émergeaient de grands arbres. Fragilisés, ces arbres s’étaient abattus et le sol s’était effondré sur les travailleurs. Le vicaire fut tué sur le coup. Il avait 34 ans.

Victor, qui avait voulu ce nouveau sanctuaire, qui s’était acharné à le voir se construire, qui l’avait en partie bâti de ses mains, mourut tragiquement peu après, après avoir glissé de l’échafaudage du clocher de sa nouvelle église. Sur les vitraux de la collégiale, on peut encore voir le curé de Morlhon gisant au bas du clocher, et son vicaire étendu sous un arbre, près d’une paire de bœufs.

Malgré tout, et comme rien n’altère la croyance des hommes, peu à peu, une église flambant neuve jaillit de terre, son curé enterré au dedans. Elle fut consacrée par l’évêque de Rodez.

Malgré les drames, la foi inaltérable des Gignac avait porté un nouveau fruit.

III. COLETTE

On battait le blé ce 25 Août 1931 dans la ferme du Berdy.
Rose, à 45 ans, achevait sa 18ème et dernière grossesse.

Colette fut donc la petite dernière à naitre ce jour-là. C’était déjà une toute petite fille. Quand le médecin vint accoucher Rose, il s’écria : « Mais il n’y a rien ! »

En ce temps-là, on ne voyait pas l’importance d’impliquer les enfants dans la vie familiale. On ne communiquait pas avec eux sur les affaires des grandes personnes. On les nourrissait, on leur inculquait les valeurs et la foi nécessaires à leur éducation, on les aimait, ils aidaient au labeur autant se faire se peut, mais on n’avait pas encore eu l’idée qu’ils puissent avoir la conscience qu’on leur prête aujourd’hui.
Il n’avait donc pas paru nécessaire à Rose et Lucien de prévenir leurs enfants de la naissance de leurs futurs frères et sœurs.
Françoise Dolto n’avait pas encore révolutionné les esprits…

Cachés sous les superpositions des jupes et des jupons, les ventres des femmes enceintes étaient difficilement décelables.
C’est donc avec surprise que les ainés voyaient sortir de la chambre de leur mère, environ tous les deux ans, un nouveau rejeton…
La naissance de Colette ne leur avait pas été plus annoncée que les précédentes…

Mais s’il était courant de voir des familles fécondes, avoir 18 enfants était tout de même exceptionnel.
L’état avait à cœur de récompenser les familles les plus nombreuses par l’honneur d’un appui symbolique. Selon la tradition, et à l’initiative du conseiller général de l’Aveyron, Colette eut l’avantage d’avoir comme parrain pas moins que le président de la république en personne, Paul Doumer!

En bien des choses, elle bénéficia du statut de petite dernière, et vécut une enfance heureuse et choyée. La vie était tendre. Ainsi, jusqu’à l’âge de 8 ans, elle fut gâtée comme il se doit.
La vie s’écoulait, calmement.

En raison de leur écart d’âge, elle naquit quand certains de ses frères et sœurs s’apprêtaient à quitter le foyer. Quand des enfants naissaient, d’autres partaient. La vie allait et venait, au rythme des mariages, des récoltes, et des naissances. Le mariage de l’ainée des filles, Rose, eut lieu au Berdy le jour du baptême de Colette.
Les mariages étaient encore arrangés par les pères, mais on était tout de même conciliants ; ainsi, alors qu’Amélie était destinée à un certain Gabriel, le dit Gabriel, à la vue de sa presque belle-sœur Louise, l’avait préféré à Amélie, et c’est elle qu’il avait mené à l’autel. « On laissait choisir, quand-même », me dit Colette avec un petit sourire.

Quand on faisait baptiser un enfant, il était de coutume d’offrir des dragées aux prêtres. Aussi Colette aimait beaucoup quand son oncle, Victor, venait les visiter, car il apportait toujours avec lui les sucreries qu’on lui avait offertes pour ses offices.
C’était là un des petits bonheurs de la vie d’un enfant. Un dont on se souvient, simple mais si précieux.

Lorsque Victor mourut, tombant de son clocher, chacun fut ébranlé.
Colette se rappelle avoir lu, le lendemain dans les journaux, le récit du drame. Il était question « du vieillard ». Comment se pouvait-il que cet homme, rond, si plein de vie, cet homme d’à peu près soixante ans, ait pu être appelé « vieillard » ? Sans doute, l’enfance de Colette s’était-elle inscrite dans le temps, immuable, ou chacun des siens y demeuraient immobiles et parfaits, tels qu’elle aurait voulu qu’ils demeurent. Et la vie coulait avec simplicité.
L’enfant qu’elle était restait une petite fille sans histoire.
Ses maitresses l’appelaient « le petit bouchon de bouteille », à cause de sa petite taille. Colette prenait mal ce surnom qui, selon elle, la dévalorisait. En fait, elle mettrait environ 20 ans pour accepter son mètre cinquante. Ses frères aussi la moquaient gentiment, rigolards et rustres qu’ils étaient.

Ses parents s’aimaient; sa mère était joyeuse, son père avait de l’humour. Lui qui avait eu 65 ans l’année de sa naissance, le soir, à la veillée, la portant sur ses genoux, il lui disait malicieusement: « qu’est-ce que je vais devenir, quand tu te marieras ? »

Il savait bien que son âge avancé l’empêcherait, sans doute, de voir ce jour arriver.
Lucien avait eu raison. Car une après-midi de Mars 1940, il tomba, subitement.

Colette devrait toujours se souvenir de sa course effrénée jusqu’aux champs ou elle courait prévenir ses frères, en priant, haletant et priant encore, pour que son père ne soit pas mort. De retour dans la ferme, elle le vit, gisant, les lèvres devenues violettes. Rose avait bondi du potager pour voler au secours de son mari. Elle avait mis ses pieds à baigner dans une bassine d’eau froide, et avait ajouté du sel, pour ramener le sang aux pieds de crainte qu’il ait eu « un transfert au cerveau ».
Peine perdue.
Lucien n’était déjà plus parmi eux.

C’est aussi cette année-là que Prudence mourut dans sa cellule de couvent.

1940 fut rude pour Rose.

La ferveur de la famille Gignac aida à surmonter les épreuves, d’autant que sur les 16 enfants qui vécurent, Prudence, Eugénie et Joséphine s’étaient faites religieuses, Armand curé de campagne, et Gabriel, frère dans une communauté.

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Malgré les départs, il y avait toujours une douzaine de personnes qui vivaient au Berdy. Parmi eux : Edouard, le frère ainé, qui avait épousé Héliette, une femme qui jamais n’accepta ne pas avoir son « chez soi ». Elle avait fréquemment « des crises d’impatience », et se montrait souvent exaspérée.
Edouard avait une patience d’ange et Rose, résignée, se taisait.
Par bonheur, ils eurent cinq enfants : Valérie, Carole, Philippe, Gilles et Marie-Claude. Colette les aimait tendrement.

Cependant, les deuils et les naissances firent ce que fait toute vie : elle fait murir les âmes et grandir les esprits.
Colette perdit son statut confortable de petite dernière, et, à l’insouciance de l’enfance, succédèrent les prises de conscience, parfois douloureuses, de l’entrée dans le monde adulte.

En 1944, Augustin Souly, son grand-père, mourut.

Colette alla à l’école jusqu’à ses 14 ans, jusqu’au certificat d’études. La guerre finissait juste. Elle n’a pas voulu poursuivre sa scolarité plus avant. Il aurait fallu, pour cela, quitter son cher foyer. Elle s’était attachée à ses neveux et nièces, et secondait son frère, sa tante et sa mère dans leur éducation avec joie et dévouement.

La guerre avait laissé dans les campagnes son lot de tragédies. Sur les monuments aux morts du Rouergue, on voit encore comme partout en France la liste de familles entières qui furent décimées. Il y eut des déportés en Aveyron aussi, des hommes, des femmes, des enfants. Il y eut des drames et des souffrances.

La famille Gignac fut épargnée.

Edouard était l’ainé. En tant que soutien de famille, il n’avait pas pu faire l’armée, et sa mobilisation fut de ce fait retardée. Il dut partir pour suivre une formation militaire de trois mois au Puy, en Haute-Loire. Armand était au front, mais ne s’est pas battu.
Le mari de Louise fut fait prisonnier en Allemagne, et Rose envoya Victor à Morlion pour seconder sa sœur.

A partir de 1942, c’était zone occupée en Rouergue.
On souffrait moins en secteur rural qu’en ville. Dans les fermes, il y avait à manger, et la restriction se faisait moins sentir. « On tuait le cochon, on faisait des conserves ».

Colette se souvient des habitants de l’Hérault qui venaient en pays Rouergue pour se fournir en victuailles. Ces viticulteurs n’avaient que trop peu de ressources alimentaires.
Mais les allemands, eux, prenaient tout, et luttaient contre le marché noir. Ils avaient leurs escadrons de traitres, des Français contrôleurs qui volaient les denrées de ceux qui venaient de les acheter. « Ils les gardaient pour eux », me souffle Colette.

« Pour s’habiller, c’était difficile. On se débrouillait comme on pouvait ».
Colette me raconte que chez l’opticien chez qui sa mère l’avait emmenée, un kilo de haricots avait été négocié sous cape en plus du prix des lunettes.

Il y avait un sabotier, à Villefranche. Les frères de Colette travaillaient les champs en sabots. Les chaussures en cuir avaient aussi des semelles faites

en bois, légèrement fendues en lamelles pour gagner un peu de souplesse. « Mais ça faisait du bruit », ajoute Colette, concentrée sur ses souvenirs.

Le jour de l’armistice, le commandant en chef de la division ou se trouvait Edouard leur dit enfin : « Vous pouvez rentrer chez vous ». Les soldats partirent donc chez eux comme ils le purent, c’est à dire… à pieds ! Les semelles de bois eurent vite faits de se râper sur les 250 kilomètres de chemins escarpés qui séparaient Edouard des siens, et c’est la plante des pieds apparente qu’il fit son entrée au Berdy, créant une belle surprise !

1945 sonnait enfin la libération.

Des Croates, enrôlés de force par l’armée Allemande, ont fini par se révolter. A Villefranche, ils ont volé des armes et se sont battus courageusement contre l’armée Allemande. Un Croate, au moins, s’en est sorti grâce à la conjonction de 2 aides Villefranchois : une femme l’a vêtu pour le camoufler, et l’a mené chez un paysan qui l’hébergea. Pour amplifier sa discrétion, le Croate se faisait passer pour sourd, aidé par le paysan complice.

Ici, comme ailleurs, d’héroïques anonymes ont fait l’histoire, laissant leurs aventures comme témoin d’une époque.
Une histoire bien singulière, cette guerre, pour une jeune fille d’à peine 14 ans.

IV. DE L’ADOLESCENCE A L’ÂGE ADULTE

« Beaucoup d’Aveyronnais étaient partis chercher du travail à Paris, au point qu’on disait que « Paris, c’est la capitale de l’Aveyron! »
Ils partirent pour vendre du charbon dans des échoppes, au coin des rues. Leurs femmes servaient le café aux clients, avant qu’ils ne repartent, leur fardeau sur l’épaule.
Lorsque le charbon fut détrôné au profit du gaz, ils ont continué à servir du café, et c’est pour ça qu’il y a tant d’Aveyronnais qui tiennent des cafés, à Paris ! »
Colette paraît intarissable sur l’histoire de sa région et de ses habitants.

Sa famille, quand à elle, n’a pas dérogée à la tradition agricole.
« Dans les années 50, on disait qu’en agriculture, il y avait eu plus de progrès qu’au cours des 300 dernières années ! » « Nous, ajoute-t-elle, on a travaillé à la fourche et avec les bœufs jusqu’en 61. Quand on avait fait 3 charettées de foin, le soir, on était bien contents…. »

Colette me décrit la diversité de leurs travaux de ferme. Riche de sa polyculture, le Berdy pouvait s’enorgueillir de champs de céréales à cochons, et de blé. On y élevait des porcs, des volailles, on y gavait des canards. Les paysans du Berdy faisaient jusqu’à leur pain.
Le travail ne manquait pas, et les années passaient vite.

La jeune femme devait rester dans la maison familiale jusqu’à ses 24 ans.
Les nièces et les neveux avaient grandis. Lorsque Colette comprit que la plus âgée pouvait la remplacer, elle dut se résoudre à partir.

Son désir d’indépendance la décida à franchir le pas. Elle voulait gagner sa vie, et pour cela, bien sur, il fallait bien se débrouiller toute seule. Elle devait accéder à son émancipation, et devenir actrice de sa vie. Aussi difficile que soit le départ, la vivacité de sa jeunesse fut son alliée et un jour, l’oiseau fraichement sorti du nid pris son envol.

Elle suivit alors une formation de 3 mois d’Aide Familiale Rurale, (AFR) créée à la libération.

C’était la fin de l’été, en Septembre 1955. Par la suite, elle fut envoyée pour un mois à Rodez pour parfaire cette formation à la maternité et la pouponnière de l’hôpital.

Docile, Colette obéissait à toutes les injonctions de ceux qui la formaient.

C’est ainsi qu’elle échoua à Berdy, sur le plateau de Lévézou, pour son premier travail. A 900 mètres d’altitude, à égale distance de Rodez et de Millau, dans ce petit village dont les habitants étaient particulièrement rustiques, « arriérés » et misérables, les bergers trayaient leurs brebis pour que le lait, ensuite, soit affiné à Roquefort.
Chaque commune du secteur avait sa laiterie.
La vie, sur le plateau, était soumise au rythme des élevages.

Le 1er Février 1956 donc, son frère, Victor, boulanger de son état, l’accompagna en voiture jusqu’au petit village, là-haut, sur le plateau ou Colette découvrit un tout autre monde que le sien. Partis le matin de Rodez par un temps froid, mais sec, ils arrivèrent en Lévézou par une journée glaciale. Là, tout était blanc de neige.
C’était le début d’un hiver 56 que les annales météorologiques n’oublieront pas. Ce fut l’hiver de tous les records, le plus rigoureux en Europe de tout le 20ème siècle.
Les températures chutèrent ainsi pendant un mois, et la jeune femme avait si froid…..

Elle devait néanmoins s’accommoder de ce monde rustique et de la rudesse d’un premier hiver d’indépendance difficile. Elle vivait dans un logement de fonction, Elle allait de familles en familles dont il fallait s’occuper des enfants. Les jeudi soir de ce mois de Février, quand elle raccompagnait les enfants, les maitresses de maison avaient donné pour consigne « de ne pas ouvrir la bouche », pour ne pas y laisser entrer le froid….

Durant deux années, Colette fut l’employée de la commune de Vézins, au service des familles qui le demandaient.
Toujours docile, elle leur était dévouée et exécutait ses diverses taches sans sourciller…. Une fois, elle a même coupé le cordon ombilical d’un enfant fraichement né !

Et puis, un jour, Colette reçut une lettre………

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La sœur ainée de Colette, Rose, avait épousée un Mr Lecrier qui avait un neveu. Ce neveu, François Calage, avait donc aperçu quelques fois la jeune Colette. De plus, Henri Gignac, le frère de Colette, venait aider, l’été, les époux Lecrier pour les foins. Il y avait donc des connexions entre la famille Gignac et la famille Calage.

François, bien qu’âgé de bientôt 30 ans, était resté timide. La famille dans laquelle il avait grandi était surtout composée de femmes, qui avaient étouffé dans l’œuf l’épanouissement du jeune homme. Sous l’emprise d’une mère ombrageuse, plutôt castratrice et de nature sombre, il avait grandi à La Rouquette dans la maison familiale dite « le mas de Castagner », en cultivant les champs et….la discrétion.

Les parents de François étaient amoureux l’un de l’autre. Sa mère, Marie-Laure, avait fait preuve de beaucoup de sang froid pour cette époque, en tenant tête à son père qui voulait la marier avec un homme qui n’était pas de son choix. Elle avait préféré Jean, le futur père de François, contre l’avis de ses parents, qui voyaient bien mal cette union, étant eux-mêmes de condition plus riche que la famille de l’élu.
Pourtant, ils avaient cédé ; la volonté et la personnalité avérée de cette femme n’étaient plus à mettre en doute.
Afin de prouver à ses parents qu’elle avait fait le bon choix, elle avait travaillé sans relâche, jusqu’à atteindre un confort de vie le plus abouti possible.

Mais, sans doute pour cela, avait-elle négligé une éducation plus réjouissante pour son fils. D’autant qu’aux soucis de la vie quotidienne, s’était greffé l’handicap de Renée, la grande sœur de François.

La petite fille avait 13 mois lorsque, vraisemblablement traumatisée par l’abattage d’un porc qui s’était fait sous ses yeux à la ferme, et voyant le sang de la bête s’écouler abondamment, elle s’était mise à hurler avec hystérie. Le soir, ne pouvant se calmer, elle s’était paralysée du coté droit sous l’effet des convulsions répétés, et Renée était restée invalide.
De ce jour, elle refusa à tout jamais la proximité de la couleur rouge, et ne se vêtit plus qu’en bleu ciel, couleur de la vierge Marie !
Chaque matin, elle partait pieusement prier à la chapelle du couvent situé à quelques dizaines de mètres de la maison. Chaque jour, elle noircissait de

son écriture serrée, avec sa main valide, de petits feuillets d’éphéméride sur lesquels elle notait mille et une choses, notamment ce qu’elle vivait dans la maison, et conservait dans des pots ces petits papiers pliés frénétiquement.

Il va de soi que cette sœur, aigrie, bizarre et sombre, n’allait pas dans le sens d’une vie épanouie, et François était devenu un jeune homme gentil, simple et doux, mais introverti.

Aussi, le premier courrier envoyé à Colette relevait pour lui d’un aplomb qui ne lui était pas coutumier. Il avait pris sur lui d’outrepasser sa nature réservée, conscient qu’il ne tenait qu’à son courage de parvenir à son épanouissement personnel. L’audace dont il faisait preuve livrait aussi à Colette une confiance absolue. Il se confiait à elle librement, et lui avouait que ce n’était pas une vocation, pour lui, d’être encore célibataire à son âge…

Colette lui répondit, et s’ensuivit une correspondance de près d’un an. Dans leurs différentes missives, ils exprimaient leurs goûts et leurs passifs. Colette parlait de son rôle dans la fratrie, de son désir d’indépendance. Elle disait aussi sa crainte des à-côtés du mariage, la présence abusive des belles-mères notamment, dont elle avait maintes fois entendue des témoignages peu engageants. Colette craignait de devoir vivre une situation similaire.

C’est ainsi qu’ils firent connaissance, dans une relation épistolaire pleine de promesses.
Engagés l’un envers l’autre, Colette quitta Vezins le 30 Janvier 1958.

Ses parents avaient toujours dit à Colette: « Ne suis pas n’importe qui ! ».. Mais François ne semblait pas être ce genre de garçon que redoutent les parents pour leurs filles.
Et puis, dans cette famille aussi, il y avait des religieux. Le frère de François était prêtre ; il se prénommait Gérard. C’était un homme de haute stature, doté d’un charisme évident. Il y avait aussi une tante religieuse, élevée au rang de Juste pour avoir sauvée des enfants juifs sous l’occupation.

Assurément, cet homme, ce Monsieur Calage, semblait présenter les meilleurs aspects pour être un bon mari.

C’est ainsi que le 10 Avril 1958, en l’église de Saint-Cyprien, mademoiselle Colette Gignac devint Madame Colette Calage.

V. LA VIE AU MAS DE CASTAGNER

La maison du mas de Castagner, à La Rouquette, porte le nom du châtaigner de la propriété, présence d’autant plus remarquable que sur cette terre calcaire, les châtaigners, d’ordinaire, ne poussent pas.
Mitoyennes d’un couvent, les terres de la famille s’étalent sur 20 hectares et nourrissaient toute cette famille d’agriculteurs.
« Parfois, on louait d’autres terres, quand on en avait besoin ».

Les beaux-parents de Colette vivaient avec leur fille Renée dans la maison accolée à celle du jeune couple. Ils partageaient leurs repas de midi.

Contrairement à ce qu’elle avait redouté, Colette fut très bien accueillie dans la famille Calage.
Sans doute avaient-ils tant désespérés de voir leur fils trouver une épouse, que Colette ne pouvait être que bienvenue. Si bienvenue d’ailleurs que l’attitude du père était un peu trop démonstrative à son goût. Il se disait de cet homme, à La Rouquette, qu’il était le plus sociable du village. Pourtant, Colette le trouvait « castamia », c’est à dire mielleux, poussant à l’extrême l’expression de son contentement de l’avoir pour belle-fille, jusqu’à l’hypocrisie.
Sa femme, quand à elle, portait comme à son habitude une autorité austère à son entourage.
Colette savait que sa belle-sœur, Renée, n’avait aucune affection pour elle. Néanmoins, elle aidait volontiers sa belle-mère à s’en occuper.

Les travaux de la ferme, là encore, ne manquaient pas. Mais Colette passait plus de temps à entretenir la maison que travailler aux champs. Très manuelle, elle tricotait bien, dessinait avec talent quand elle en avait le loisir, lisait, et aimait assembler des fleurs dans des bouquets très structurés.
Mais la plupart de son temps était consacré aux besognes d’ordre domestique. Il fallait subvenir au quotidien de la famille, et les taches ménagères journalières nécessitaient des bras jeunes et dynamiques. Colette me raconte les moyens quelque peu rustiques dont elle disposait.
Sa première « machine à laver » était une machine en émail à essorage manuel.

Le linge se rinçait au lavoir, à moins que, parfois, les religieuses du couvent ne donnent la permission de faire passer un tuyau d’arrosage jusqu’au mas.

C’était bien moins pénible que le temps ou les femmes savonnaient à la planche en se cassant le dos.
Colette vivait un temps ou le progrès technologique commençait d’adoucir la vie des femmes dans leur foyer.
C’était d’autant plus bienvenu que la somme de travail s’accrut, puisque Colette et François, un an après leur mariage, eurent leur première fille, prénommée Christelle.

Deux ans après naissait Sylvie, en 1961.
Comme l’avait fait sa mère avant elle, Colette n’avait pas sentie la nécessité d’avertir sa première fille de l’arrivée de la seconde. La surprise était semblable à celle qu’avaient ressentis, bien des années avant elle, ses oncles et ses tantes, lorsqu’ils voyaient un nouveau-né agrandir tout à coup la famille.

La vie est ainsi faite que les générations, quoique décalées dans le temps, quoique se distinguant par des cheminements et des intrigues différentes, perdurent néanmoins des usages maintes fois répétés avant elles.

Là aussi, comme au temps de sa plus tendre enfance, les jours heureux n’étaient pas éternels. Colette l’avait déjà malheureusement constaté : la vie reprend parfois ce qu’elle offre, et les deuils succèdent aux naissances sans que personne ne puisse le prévoir.

Pourtant…. Pourtant, le père de François, quand à lui, avait du pressentir que sa fin arrivait. En quelques heures, son état déclina. Il était apparu fatigué à Colette, un jour de cette fin Juin 1961, en lui disant : « Fais-moi cuire un œuf à la coque, et je vais me coucher ». Il avait ajouté : « Je crois que je ne vais pas vous déranger bien longtemps ». Il devait mourir le lendemain.

Sous le choc d’un deuil aussi soudain, Colette vit son lait se tarir aussitôt, et dût sevrer brutalement la petite Sylvie, alors âgée d’un mois.

La belle-mère de Colette resta dans la maison mitoyenne, mais Renée s’en vint vivre chez les jeunes époux.
Par amour pour son mari, Colette devrait s’occuper d’elle, et par delà encore la mort de sa belle-mère.
Durant 10 ans, elle lava, habilla, bichonna cette belle-sœur qui ne lui rendit jamais une once d’affection.

Une fois de plus, François se trouva entouré d’éléments féminins ; d’autant que 18 mois après la naissance de Sylvie, naquit une troisième fille, Christine, et trois ans et demi plus tard, une quatrième, Nadine ! « Peu importait qu’il n’ y ait pas de garçon » m’affirme Paulette.

La vie, décidemment, ne voulut plus d’hommes dans la famille.
Gérard, le frère prêtre de François, se tua dans un accident de la route, à deux kilomètres à peine de chez eux. Il avait 34 ans.
Le coup fut rude pour la famille. Cet homme avait marqué son entourage de sa personnalité forte. Il était beau, il avait de l’allure, il rayonnait. Mais il n’était plus là.
Sur la cheminée de la ferme, sa photo est à hauteur de regard. Il semble veiller sur son monde de ses yeux noirs et profonds.

Dans ce décor simple et modeste, les souvenirs sont à leurs places. On sent que la vie y passe, limpide, honorable, et humble.

Je regarde ce petit bout de femme, assise à la table de sa ferme. Elle me parle franchement, et répond à mes questions avec simplicité, vivacité et intelligence.
Le chat de sa fille va et vient, qu’elle supporte avec indifférence.
« Je n’aime pas les animaux » me dit-elle.

Pourtant, au bout de son doigt, une coccinelle monte et descend, qui vient de s’y poser. Le regard de Colette se fait mélancolique :
« Lorsque j’étais petite, mon père m’achetait des rouleaux de réglisse. Au centre, il y avait un bonbon très coloré ou, souvent, une bague. Une bague avec une coccinelle. »

Les yeux dans le vide, elle murmure, comme pour elle-même : « J’aime bien les coccinelles ».

VI. ÉPILOGUE

François est prostré dans un fauteuil roulant, quand nous le retrouvons, dans la maison de retraite où il vit ; il ne dit rien.
Il n’a sans doute plus rien à dire.
Trop de choses sont venues ternir sa vie tranquille.
Trop de deuils.

Les quatre filles ont à leurs tours données naissances à six enfants.

Christelle a eu deux fils, Maxence et Ludovic.
Sylvie a mis au monde un enfant métis, le doux Wesley.
Christine a offert à la famille la seule descendante féminine, Caroline.
Nadine aussi a eu un fils métis, Lucas. Puis, Antony.

Aujourd’hui adultes, leurs âges révèlent aux anciens leur décalage évident. Les générations se croisent et s’effilochent, les uns viennent, d’autres s’en vont.

François s’éloigne doucement.
Les yeux dans le vide, il se ferme peu à peu au monde qu’il ne veut plus voir. Colette lui tient les mains. Elle le caresse, elle l’embrasse. Elle se colle à lui. Elle se penche pour lui parler : « A-t-il bien mangé ? A-t-il bien dormi ? Reconnait-t-il cette personne ? » Elle attend des réponses qui ne viennent pas toujours.
Elle le bouscule un peu, elle remue le peu de vie qui transparait. Elle caresse ses joues, elle l’embrasse encore.
« Ca fait 59 ans que je l’aime ».

Elle est forte pour deux. Elle le porte.
Difficile de voir s’étioler presque 60 ans d’échanges et de dualité.
Difficile pour Colette d’accepter qu’elle est toujours alerte, quand lui ne l’est plus.

Difficile de se raconter soi, quand les plaies sont ouvertes.
« Je n’en dirai pas plus ».

Nadine n’a pas voulu poursuivre sa route plus avant. « Elle était malade », dit seulement Colette, fermée,lointaine, sans plus développer.

Quelques années plus tard, Wesley aussi a choisi de partir. La voix de Colette s’étrangle : « …Si gentil… »… « au paradis »….
Elle essuie furtivement ses larmes. Elle ne semble pas s’accorder le droit de flancher. Pourtant, tout en elle s’ébranle à l’évocation de la disparition de ce petit fils ; l’onde de choc l’a atteint comme elle a atteint tant de monde. Au mur de son studio, comme sur celui de sa ferme, le beau visage de Wesley, sa peau de miel, ses traits fins, son regard doux et profond. Les photos parlent, et me parlent aussi.

Comme ce portrait, les photos des aïeux avoisinent des crucifix, discrets. Ils ornent les murs, comme autant d’hommages rendus que de respect affiché.

Il y a dans ces représentations des âmes véritables qui planent et qui la veillent : ses ancêtres, ses descendants, les siens.

Sa croyance est intacte, malgré les chagrins et les coups du sort. Les injustices de la vie, les chocs, les souffrances, rien n’a pu altérer sa foi. Pas un dimanche, elle ne raterait la messe.
Colette roule des yeux émerveillés : « Quand vous regardez la nature, c’est pas possible que ce soit le hasard, la nature qui se renouvelle, tout ça…… »
Son énergie aussi est constamment renouvelée. La nature profonde de cette vieille dame impressionne et force au respect.
Je la quitte au bas de chez elle.
Elle repart, alerte. Elle doit aller ici, et là. Sa voisine l’a appelée, sur le seuil de sa porte. « Je remonte ! ».
Sa vivacité est aussi tenace que sa foi.
Elle a des ailes.
Elle est bien équipée pour gagner le paradis.